Pasym était un Dayak « Teboh » qui était né à proximité du « kampung » Merabu sur les berges de la sungai Lesan à l’Est de Bornéo. Il n’avait jamais quitté son village natal plus de quelques jours et il n’envisageait pas de le faire, même si la vie quotidienne est loin d’être facile dans cette région en pleine transformation. C’était un coureur de jungle, chasseur, ramasseur de nids d’hirondelles, un homme capable de vivre en autonomie totale dans un environnement hostile. C’était un de ces Dayaks christianisés, qui avaient abandonné, du moins officiellement leurs vieilles croyances animistes, encouragés par le gouvernement indonésien, en application du premier précepte de la « Pancasila », « ketuhanan », croire en UN Dieu, quel qu’il soit. Il est mort le 22 août 2007 au terme d’une aventure étrange…

 J’ai rencontré Pasym pour la première fois en septembre 2006, lors d’une reconnaissance spéléologique dans ce coin de Bornéo encore vierge de toute exploration. Pasym et ses amis nous ont montré quelques grottes très intéressantes et trois semaines plus tard, je suis revenu sur place avec Francis Le Guen et toute l’équipe de tournage de l’émission de France 5, « Carnets d’Expédition ». Il semblait heureux d’être encore là, montrant beaucoup d’intérêt et de curiosité pour la montagne de matériel que nous avions transporté jusqu’ici…
pasym01blog.jpg Je ne pensais pas revenir si vite, mais compte tenu de l’énorme potentiel de découvertes, nous avons organisé une nouvelle expédition au cours de l’été 2007. Après un premier séjour sur une autre zone, nous avons rejoint Merabu où l’accueil a été une fois encore excellent. Ayant parfaitement compris ce que nous recherchions, les ramasseurs de nids d’hirondelles nous ont montré d’autres grottes qui se sont révélées toutes aussi intéressantes les unes que les autres… Pasym qui était toujours aussi volontaire nous a dit avoir repéré de nouvelles cavernes accessibles à pieds depuis le campement d’octobre. C’est ainsi que nous sommes partis nous installer au pied du massif, près d’une magnifique grotte ornée déjà fréquentée par l’homme quelques milliers d’années plus tôt…
 
Comme d’habitude sous ces latitudes, la nuit tombe très tôt, à 18h et après le repas, chacun se réfugie dans son hamac-moustiquaire. C’est un moment privilégié. Certains lisent, d’autres rêvent à demi-éveillés, d’autres laissent défiler mentalement le film de la journée. Les porteurs fument autour du feu de bois, ils jouent aux cartes, parfois jusqu’à une heure tardive. Ces derniers jours, ils discutent beaucoup et certains ont l’air grave… Depuis le mois d’octobre dernier, Pasym est revenu par ici, à la recherche de nouvelles grottes où pourraient nicher les salanganes, ces hirondelles dont les nids blancs sont si prisés par les Chinois. Lors d’une prospection, il a découvert sous terre une urne petite urne, (peut-être un vase funéraire) que nous n’avons pas vu, mais qu’il a pris l’initiative de ramener au village. Il pensait sans doute en tirer un bon prix auprès d’un antiquaire, un de ces véritables pilleurs qui écument les villages Dayaks à la recherche de statuettes et d’objets traditionnels qu’ils revendent fort cher et qui finiront chez des particuliers ou dans une collection privée.
 
Cet acte n’a pas été interprété comme le simple vol d’un objet de culte ancien, mais comme un véritable sacrilège qui ne pouvait que porter malheur à son auteur. Il règne une curieuse ambiance parmi les porteurs et les chasseurs. Pasym parait soucieux mais il est toujours aussi efficace, sachant deviner les pièges de la forêt comme ce serpent venimeux, quasi-invisible sur une branche à hauteur d’homme et en travers du chemin… Ce jour là, il nous a conduit à un véritable labyrinthe qui traverse un piton rocheux et il nous a attendu à un carrefour de galeries, fumant cigarette sur cigarette, masquant mal une certaine inquiétude. Il avait déjà exploré la cavité et il savait exactement quel passage emprunter pour trouver l’autre issue. En fin d’après midi, nous avons retrouvé la lumière du jour par un autre porche. Le chemin était balisé par des cailloux suspendus à des lianes et Pasym nous a montré le départ d’un vague sentier qui conduirait à une autre grotte. Le jour déclinait, la pluie commençait à tomber et nous avons pensé qu’il était prudent de regagner le campement, ce qui fut fait au pas de course, comme si notre guide avait peur de se retrouver dans l’obscurité au plus fort d’un orage.
pasym02blog.jpg Le lendemain, comme d’habitude, nous avons modifié la composition des équipes. Cette méthode permet à chacun d’explorer plusieurs cavités et de pouvoir reconnaître les lieux lors d’une prochaine expédition. Avec Xavier et Ophus, nous découvrons de nouvelles galeries dans une grotte que j’avais reconnu rapidement en solitaire en septembre 2006. De retour au camp, le jeune dayak qui entretenait le feu de bois nous tendit un bien curieux message griffonné à la hâte sur une feuille de papier arrachée dans un cahier… « Accident…. Loin et grave, grave, préparer beaucoup d’eau chaude… » ! Que faire ? Nous ne savons pas où s’est produit l’accident, quelle est sa gravité et qui est la victime… Aller à la rencontre du groupe ? La nuit ne va pas tarder à tomber et nous risquons tout simplement de nous perdre dans la jungle…. Nous en sommes là, lorsque nous voyons arriver Filou en courant, le visage livide…
 
« Un énorme arbre perché en falaise est tombé sur Pasym qui souffre de nombreuses fractures…  Nous le ramenons sur une civière de fortune mais nous avons besoin d’aide… Préparez vous et venez… ! » Après avoir pris des frontales, des gourdes et quelques paquets de gâteaux, nous repartons au pas de course sur les talons de Filou, accompagnés de deux Indonésiens qui ont compris qu’un drame était en train de se jouer… Pendant ce temps, Ophus et un chasseur partent chercher de l’aide au village où ils espèrent trouver un médecin.
 
Après une demi-heure de course à travers la jungle, nous retrouvons enfin Bernard, Josiane, Ridho et un porteur qui sont épuisés et ont déposé la civière à terre… Le spectacle est abominable. Pasym a le visage ensanglanté et visiblement, Il a craché ses dents dans la chute. Ridho qui a été formé aux premiers secours par notre ami le Docteur Ko a fait ce qu’il a pu et il faut reconnaitre qu’il n’a pas perdu son sang froid. Avec une bâche, de la cordelette et deux petits troncs d’arbres taillés à la machette, l’équipe a fabriqué un brancard de fortune qui s’avère plutôt bien fait. Notre arrivée tombe à pic et nous relayons nos amis qui sont exténués. La marche reprend lentement, souvent pas à pas lors du franchissement d’obstacles. Il fait nuit depuis longtemps lorsque nous arrivons enfin au camp de base. La situation n’est pas brillante. Les blessures de Pasym sont visiblement très graves. Il souffre mais il est lucide et arrive encore à parler…  « Je vais mourir ! C’est la malédiction…» Ses amis tentent de le rassurer, ils lui disent que toutes ces histoires sont des bêtises, qu’il n’est pas mort et qu’il ne mourra pas cette fois. Plus tard, les dayaks nous demandent de les laisser seuls autour du brancard. Ils ont disposé des bougies autour de Pasym et ils se mettent à prier pour lui. Ils en appellent aux dieux mais auxquels… ? Il ne nous reste plus qu’à attendre l’arrivée des villageois et du Docteur qui doit être déjà sur le chemin.
 
Nous pouvons enfin discuter entre-nous et j’apprends ce qui s’est réellement passé. Bernard, Josiane, Filou et Ridho, guidés par Pasym sont allés directement à la grotte par où nous étions ressortis la veille. De là, ils sont partis sur le chemin qui permet d’escalader une tourelle calcaire et ils ont atteint le vaste porche dont Pasym nous avait parlé lé veille. Ils ont passé plusieurs heures dans ce nouveau trou, Josiane prélevant des cavernicoles pendant que les spéléos mesurent la grotte dans ses moindres détails. En début d’après-midi, ils sont ressortis et ont rejoint Pasym qui les attendait patiemment à l’entrée. Il paraissait soucieux et il a fait bruler une espèce de torche destinée à enfumer des abeilles, le temps de faire main basse sur des litres de miel. Puis le groupe à entrepris de redescendre de ce belvédère qui offre une belle vue sur la jungle environnante. Et c’est alors qu’ils étaient presque au pied de la falaise que le drame est arrivé… Un « CRAAAAC » a retenti, juste le temps pour Filou et Bernard de voir un énorme arbre mort  basculer depuis le sommet du piton après s’être brisé comme une vulgaire allumette… Filou a eu le réflexe de se plaquer contre la roche, alors que Pasym regardait en l’air, cherchant à comprendre ce qui se passait….Percuté de plein fouet par le tronc, il a été projeté trois mètres plus bas, roulant dans des blocs acérés comme des rasoirs qui lui ont infligé de nombreuses blessures…
pasym03blog.jpg Dans sa douleur, Pasym a immédiatement pensé à cette malédiction qu’il a acceptée comme une fatalité… Ensuite, tout s’est enchaîné… la construction d’un brancard, le conditionnement du blessé et une course effrénée à travers la jungle jusqu’au campement où nous attendons l’arrivée de la colonne de secours. Bizarrement, la jungle s’est tue, comme si tous les animaux nocturnes étaient respectueux du drame qui est en train de se jouer. Pasym profite de ses dernières forces pour raconter à ses amis ce qui s’est passé et il insiste pour dire que nous ne sommes pour rien dans cet accident… Filou reprend ses esprits et il nous raconte qu’alors qu’il s’est égaré seul dans la forêt, il a été suivi par une espèce de gros félin au pelage rayé, un animal en voie de disparition qu’il est rarissime de pouvoir observer dans son habitat naturel. Le plus étonnant, nous l’apprendrons un peu plus tard, c’est qu’Ophus a fait la même rencontre sur le chemin du village… Simple coïncidence ? Peut-être, mais pour les dayaks avec qui j’en ai parlé, l’explication est toute autre. Ces félins seraient habités par les esprits des ancêtres !
 
Vers minuit, le chef du village de Merabu arrive, accompagné du médecin et de 16 hommes tous volontaires. Le Docteur examine le blessé et il ne peut que constater la gravité des blessures. Il faut évacuer Pasym au plus vite vers Berau ce qui ne sera pas une tâche facile. Le brancard est reconditionné et vers deux heures du matin, la colonne peut se mettre en route à marche forcée. Vers six heures, alors que les premières lueurs de l’aube apparaissent, la civière est chargée sur une pirogue qui redescend vers Merapun. La suite se fera en 4x4. L’hôpital de Berau dispose d’un équipement de radiologie mais n’est absolument pas en mesure de procéder à l’opération d’une colonne vertébrale touchée en deux endroits.
 
Au petit matin, nous repartons vers Merabu. Il n’y a pas de téléphone mais Ridho qui est parti à Berau avec le blessé peut nous donner des nouvelles par radio. Il faut rapatrier Pasym au plus vite vers l’hôpital de Samarinda, ce qui n’est possible qu’en 18h en ambulance sur les routes souvent défoncées.
 
Il y avait peu de chances qu’un blessé aussi grave résiste à un tel traitement et Pasym est mort le 22 août 2007 au matin en arrivant enfin à l’hôpital de Samarinda. L’expédition est terminée et nous partons rapidement pour Samarinda en compagnie du chef de village, de l’officier radio et du frère de Pasym qui ne manifeste aucune tristesse apparente. Nous voyageons toute la nuit, entassés comme des sardines sur le plateau d’un pick-up. A 10h du matin, nous arrivons enfin à la morgue de l’hôpital ou nous sommes attendus. Toute la famille de Pasym est là, réunie autour de la dépouille recouverte d’un drap. Dans le couloir, le cercueil est là, prêt à recevoir la dépouille du malheureux Pasym. Le corps sera rapatrié à Merabu dans la foulée mais les Indonésiens ont tenu à ce que nous soyons là au moment de la mise en bière. Pasym était un Dayak converti au christianisme et nous sommes conviés à une brève cérémonie religieuse orchestrée par le chef de village autour du cercueil. Nous avons pris en charge tous les frais engendrés par cet accident,  et l’épouse de Pasym ne cesse de nous remercier pour tout ce que nous avons fait pour son époux…
 
Au moment du départ, le chef du village tient à nous dire que malgré ce qu’il s’est passé, nous sommes toujours les bienvenus à Merabu et qu’il espère nous revoir bientôt…
 
Triste fin…
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